« Dénué d’important et en apparence simple jouet de la
loi, l’apatride fut rejoint dans son
statut juridique par les réfugiés de l’après-guerre que les révolutions avaient
chassés de leur pays et qui étaient promptement dénationalisés par les gouvernements
en place.
Appartiennent à ce groupe, par ordre chronologique, des millions de
Russes, des centaines de millier d’Arméniens, des milliers de Hongrois, des
centaines de milliers d’Allemands et un peu plus d’un demi-million d’Espagnols,
pour n’énumérer que les catégories les plus importantes.
L’attitude de ces
gouvernements peut aujourd’hui apparaître comme la conséquence naturelle de la
guerre civile ; mais, à l’époque, les dénationalisations massives étaient
quelque chose d’entièrement nouveau et de tout à fait imprévu. Elles présupposaient
une structure d’Etat qui, si elle n’était pas encore tout à fait totalitaire,
n’était pas en tout cas prête à tolérer
la moindre opposition, et qui aurait préféré perdre ses citoyens plutôt
que donner asile à des individus aux vues divergente.
Elles révélaient, en
outre, ce qui avait été dissimulé durant toute l’histoire de la souveraineté
nationale, à savoir que les souverainetés entre pays voisins pouvaient se
livrer une lutte à mort non seulement en cas extrême de guerre, mais aussi en
temps de paix.
Désormais, il était claire qu’une entière souveraineté nationale
était pôssible seulement aussi longtemps qu’un concert des nations européens
existait ; car c’était cet esprit de solidarité et d’entente tacites qui empêchait
les gouvernements d’exercer intégralement leur pouvoir souverain. En théorie,
dans le domaine du droit international, il avait toujours été vrai que la
souveraineté n’est nulle part plus absolue qu’en matière
d’ « émigration, de naturalisation, de nationalité et
d’expulsion » ; mais, quoi
qu’il en soit, les considérations pratiques avaient restreint la souveraineté
nationale jusqu’à l’essor des régimes totalitaires.
On est presque tenté de
mesurer le degré de contamination totalitaire d’après le niveau auquel les
gouvernements concernés utilisent leur droit de dénaturation (et il serait
alors fort intéressant de découvrir que l’Italie de Mussolini répugnait au fond
à traiter ses réfugiés de cette manière²⁴). Mais il faut également se souvenir
qu’il n’est pratiquement pas un seul pays du continent qui n’ait adopté entre
les deux guerres une nouvelle législation qui, même si elle n’utilisait pas ce
droit à outrance, était toujours formulée de manière à permettre de se
débarrasser à un moment considéré comme opportun d’un grand nombre de ses
habitants²⁵ »
Aucun paradoxe de la politique contemporaine ne dégage une
ironie plus poignante que ce fossé entre les efforts des idéalistes bien
intentionnés, qui s’entêtent à considérer comme « inaliénables » ces droits
humains dont ne jouissent que les citoyens des pays les plus prospères et les
plus civilisés, et la situation des sans-droits. Leur situation s’est
détériorée tout aussi obstinément, jusqu’à ce que le camp d’internement-qui
était avant la Seconde Guerre mondiale l’exception plutôt que la règle pour les
apatrides-soit devenu la solution de routine au problème de la domiciliation
des « personnes déplacées ».
Hanna Arendt, « Le déclin de l’Etat-nation », in
Les origines du totalitarisme, PP.575-576.
24. La loi italienne de 1926 contre
l’ « émigration abusive » semblait annoncer des mesures de
dénaturation contre des réfugiés antifascistes.
25.
La
première loi de ce type a été une mesure de guerre prise par la France en 1915
et qui ne s’appliquait qu’aux citoyens naturalisés d’origine ennemie qui
avaient gardé leur nationalité d’origine…
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