Il est vrai que hors de la société civile chacun jouit
d'une liberté très entière, mais qui est infructueuse, parce que comme elle
donne le privilège de faire tout ce que bon nous semble, aussi elle laisse aux
autres la puissance de nous faire souffrir tout ce qu'il leur plaît.
Mais dans le gouvernement d'un État bien établi,
chaque particulier ne se réserve qu'autant de liberté qu'il lui en faut pour
vivre commodément, et en une parfaite tranquillité, comme on n'en ôte aux
autres que ce dont ils seraient à craindre.
Hors de la société, chacun a tellement droit sur
toutes choses, qu'il ne s'en peut prévaloir et n'a la possession
d'aucune ; mais dans la république, chacun jouit paisiblement de son droit
particulier.
Hors de la société civile, ce n'est qu'un continuel
brigandage et on est exposé à la violence de tous ceux qui voudront nous ôter
les biens et la vie ; mais dans l'État, cette puissance n'appartient qu'à
un seul.
Hors du commerce des hommes, nous n'avons que nos
propres forces qui nous servent de protection, mais dans une ville, nous
recevons le secours de tous nos concitoyens.
Hors de la société, l'adresse et l'industrie sont de
nul fruit : mais dans un État, rien ne manque à ceux qui s'évertuent.
Enfin, hors de la société civile, les passions
règnent, la guerre est éternelle, la pauvreté est insurmontable, la crainte ne
nous abandonne jamais, les horreurs de la solitude nous persécutent, la misère
nous accable, la barbarie, l'ignorance et la brutalité nous ôtent toutes les
douceurs de la vie ;
mais dans l'ordre du gouvernement, la raison exerce
son empire, la paix revient au monde, la sûreté publique est rétablie, les
richesses abondent, on goûte les charmes de la conversation, on voit
ressusciter les arts, fleurir les sciences, la bienséance est rendue à toutes
nos actions et nous ne vivons plus ignorants des lois de l'amitié.