mardi 3 mars 2015

Hannah Arendt: Idéologie et terreur



En troisième lieu, puisque les idéologies n’ont pas le pouvoir de transformer la réalité, elles accomplissent cette émancipation de la pensée à l’égard de l’expérience au moyen de certaines méthodes de démonstration. Le penser idéologique ordonne les faits en une procédure absolument logique, qui part d’une prémisse tenue pour axiome et en déduit tout le reste : autrement dit, elle procède avec une cohérence qui n’existe nulle part dans le domaine de la réalité. La déduction peut procéder logiquement ou dialectiquement ; dans les deux cas, celle-ci implique un processus cohérent de l’argumentation qui, parce qu’elle pense en termes  de processus , est supposée capable de comprendre le mouvement des processus surhumains, naturels ou historiques. 

L’esprit parvient à la compréhension en imitant, soit logiquement, soit dialectiquement, les lois des mouvements « scientifiquement » établis auxquels, au cours du processus d’imitation, il s’intègre progressivement. L’argumentation idéologique, qui est toujours un genre de déduction logique, répond aux deux composantes des idéologies précédemment mentionnées-celle du mouvement et celle de l’émancipation à l’égard de la réalité et de l’expérience-, premièrement parce que son mouvement  de pensée ne naît pas de l’expérience mais s’ auto- génère, et, en second lieu parce qu’elle transforme le seul et unique élément tiré et admis de la réalité expérimentée en une prémisse à valeur d’axiome et , dès lors, s’en remet au déroulement de l’argumentation  subséquente que nulle expérience ultérieure ne vient troubler. Une fois les prémisses établies, le point de départ donné, les expériences ne peuvent plus venir contrarier  le mode de penser  idéologique, pas plus que celui-ci ne peut tirer d’enseignement de la réalité.

Hannah Arendt, « Idéologie et terreur, une forme nouvelle de gouvernement », in Les origines du totalitarisme, Éditions Gallimard, P.828.

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