lundi 22 février 2010

G.H.MEAD sur INDIVIDU ET SOCIETE analyse de René Daval

INDIVIDU ET SOCIETE

SELON G.H. MEAD

par René Daval



Le nom de G.H. Mead est plus connu en France chez les sociologues et les psychologues que parmi les philosophes. Or Mead est un authentique philosophe, et on ne saurait rendre raison de son œuvre en laissant de côté son appartenance au courant pragmatiste de la philosophie américaine de la fin du XIXe siècle et du début du XXe1. Je voudrais ici analyser la manière dont Mead comprend les rapports entre individu et société, et insister sur le fait que le primat du groupe sur l’individu ne le conduit pas à une philosophie qui subordonne celui-ci à celui-là, comme le pensaient les idéalistes de l’époque : Royce aux États-Unis et Bosanquet en Grande-Bretagne, mais au contraire qui défend les droits de l’individu et insiste sur sa spontanéité et sa créativité. G.H. Mead est bien sur ce point le compagnon de route de son collègue et ami John Dewey.

G.H. Mead a toujours affirmé que le soi (Self) et l’esprit (Mind) étaient le produit d’un processus social, résultaient de la coopération sociale rendue possible entre les hommes par le langage, loin d’être des substances comme le pensaient Aristote ou Descartes, ou encore l’idéaliste absolu J. Royce, dont Mead avait été l’élève. C’est cette conviction de Mead qui a d’abord intéressé K.O. Appel et J. Habermas, et qui a fait juger à E. Tugendhat que G.H. Mead était, « avec Heidegger, le seul philosophe qui ait tenté de libérer le rapport à soi de la représentation qui en fait une relation autoréflexive, et par là du modèle sujet-objet traditionnel »2. L’esprit, en effet, résulte pour Mead de l’intériorisation du dialogue avec d’autres. Toute conduite est le produit d’une organisation sociale, et celle-ci ne résulte pas, contrairement à ce qu’affirmaient Tarde et ses successeurs, de l’imitation, mais d’une « communication humaine » qui conduit à une coopération entre acteurs sociaux. La conscience de la signification apparaît dans le cadre et à partir de l’intercommunication sociale. En d’autres termes, le soi et l’esprit sont un résultat : ils « émergent » à partir d’un processus de différenciation qui est à la fois organique et social, qui est organique donc social : si l’homme n’était pas engagé dans des relations de coopération sociale, son intellect ne pourrait se développer, et rien ne le distinguerait des autres animaux. Dans un essai placé en complément de L’Esprit, le Soi et la Société, intitulé « Le Soi et le processus de la réflexion »3, G.H. Mead précise que « la conduite sociale […] ne doit pas se limiter aux réponses mutuelles des individus dont la conduite accepte, maintient ou aide celle des autres ; elle doit inclure aussi la conduite des ennemis »4. Déjà chez les animaux, le chasseur et le gibier sont aussi étroitement liés que le sont la mère et l’enfant. Mais chez les animaux, rien ne prouve qu’un individu puisse transmettre une information à un autre grâce à des « gestes significatifs ». La bête n’a pas de soi comme objet, elle n’a pas d’esprit au sens où elle aurait la capacité de faire retour sur elle-même et de réfléchir à la réponse la mieux adaptée aux stimuli de l’environnement physique et social. Chez l’homme, au contraire, « le geste vocal représente un acte social dirigé vers soi aussi bien que vers autrui »5. La première condition d’apparition de l’esprit est que l’individu puisse s’affecter lui-même comme il affecte autrui. Alors, et alors seulement, « l’individu peut devenir un objet dans le champ de sa propre conduite »6.

On le voit donc, l’animalité est la condition requise pour qu’émerge l’humanité, mais la société humaine est irréductible à toute société animale. L’animalité est condition nécessaire mais non suffisante pour qu’advienne, dans la ligne de l’évolution vitale, cette nouvelle forme qu’est la société humaine à partir des sois qui la constituent. Les caractères distinctifs de la société humaine ressortent par comparaison avec les sociétés animales dont l’organisation est la plus complexe. C’est le cas, par exemple, de la société d’insectes. G.H. Mead écrit, dans L’Esprit, le Soi et la Société7 : « L’organisation, chez ces insectes, repose sur un principe de plasticité physiologique grâce auquel se développent, dans le processus physiologique, différents types de formes adaptées à différents types de fonctions. Ainsi, la totalité du processus de reproduction est accompli, chez les abeilles et les fourmis, par une seule reine, un seul individu dont l’hypertrophie des organes reproducteurs est remarquable – contrepoint de la dégénérescence des mêmes organes chez les autres insectes de la communauté. »8 Mead veut souligner le fait que, dans les sociétés d’insectes, les individus sont complémentaires, parce qu’ils ont des organismes différents. La coopération sociale est ici étroitement liée à une différenciation organique : ce ne sont pas des individus identiques qui participent à la même action sociale, mais des êtres organiquement complémentaires et qui ont besoin des autres, non pas seulement pour améliorer leurs conditions de vie, mais, d’abord, pour survivre. Il n’existe rien de tel dans les sociétés humaines dans lesquelles les seules différences organiques sont celles qui séparent les deux sexes et les parents et les enfants. Chez l’homme, en effet, la diversification des fonctions sociales n’a aucun support organique, mais repose sur des conventions, sur une prise de conscience de la meilleure efficacité de l’action individuelle, lorsque celle-ci s’insère dans le cadre d’un effort coopératif, bref sur une rationalisation de l’action qui pousse les divers sois à travailler ensemble.

L’organisation des sociétés humaines repose sur « la communication significative », qui lie et amène à coopérer des sois, capables non seulement de s’adapter aux comportements les uns des autres, mais encore d’agir envers eux-mêmes comme ils le feraient s’ils étaient à la place d’autrui. Dans la société humaine, chaque soi peut s’identifier aux autres sois, et adopter l’attitude qu’ils ont envers lui. Le propre de la société humaine est cette « communication significative », qui rend possible l’émergence des sois et leur permet de coopérer. Il y a, en effet, une différence radicale entre l’homme et l’animal : alors que celui-ci ne peut communiquer qu’à l’aide de signaux organiques très élémentaires, celui-là au contraire est capable de communication significative, et c’est celle-ci et elle seule, qui fait émerger sa conscience individuelle, son soi. G.H. Mead insiste avec force sur ce point : « Le principe fondamental dans l’organisation sociale est celui de la communication qui implique une participation en autrui. Cela requiert qu’autrui apparaisse en soi et que soi s’identifie à autrui ; cela requiert que le soi accède à la conscience de soi par le détour d’autrui. Cette participation est rendue possible par le type de communication que l’homme, à la différence des autres espèces, est capable d’accomplir. »

 

1 / G.H. Mead est né en 1864 et est mort en 1931.



2 / E. Tugendhat, Conscience de soi et autodétermination (1979), trad R. Rochlitz, Armand Colin, 1995, p. 203-218.


3 / L’Esprit, le Soi et la Société, trad. fr. D. Cefaï et L. Quéré, PUF, 2006, p. 385-405.


4 / Ibidem, p. 388.


5 / Ibid., p. 390.


6 / Ibid., p. 390-391.


7 / Ibid., p. 286.


8 / Ibid.


9 / Ibid., p. 304.






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